CHAPITRE III
Je ne sais pourquoi l’on s’apense, parce qu’un homme est un coquin, qu’il doit faire preuve d’une extrême circonspection. Il est constant, bien au rebours, qu’il y a des coquins imprudents, et follement imprudents de par un excès de fiance en soi, laquelle était, chez Saint-Paul, le talon d’Achille, comme bien, de reste, il le montra dans les incrédibles braveries qu’il fit dans la suite au duc de Guise. Pour moi, si j’avais été – ce qu’à Dieu ne plaise – dedans sa peau, je me serais fort alarmé de la disparition de la clef qui fermait la porte du rez-de-chaussée, et même si j’en avais conservé un double, ce qui assurément était le cas, j’eusse fait changer la serrure, ce qu’il ne fit pas, confiant dans ce fait qu’il verrouillait les portes des étages. Il est vrai que l’évasion de Mme de Saint-Paul hors de ses maritales griffes devait lui apparaître, comme à elle-même, tout à plein impossible sans coche, sans cocher, sans chevaux, sans escorte et sans même de prime le pouvoir de se faire ouvrir les portes de la ville.
Quand la clef que m’avait remise Mme de Saint-Paul, ménagée par ma main trémulente, ouvrit sans la moindre noise la porte du rez-de-chaussée, et que, le loquet abaissé, je vis l’huis pivoter sur soi et se déclore sur la ruelle, je le reclouis aussitôt sans mettre le pied hors, et le reverrouillai, et m’appuyant le front contre la porte, à peu que je ne défaillis de la joie qui me saisit. Car, lecteur, non seulement je touchais pour moi-même et mes cinq compagnons à la liberté, du moins dedans les murs de Reims, mais cette liberté, si furieusement désirée au surplus, je l’allais atteindre par l’évasion la plus élégante et, pour Saint-Paul, la plus confondante du siècle, pour la raison qu’il ne pourrait jamais savoir comment nous l’avions réussie. Car si tu veux bien, lecteur, sauter par la pensée les quelques heures qui nous séparaient de la nuit tombante, heure choisie par moi pour sortir de la nasse, tu me verras faire ce que tu eusses fait toi-même, une fois tes compagnons et toi dans le viret, le chapeau fort rabattu sur l’œil et le nez bouché dans les manteaux : clore à double tour la porte de Mme de Saint-Paul, monter à l’étage au-dessus reverrouiller notre porte et laisser dans la serrure la clé, ensuite avec l’autre clé, ouvrir la porte de la rue, et après que nous serons tous six à pas de chat sortis dans la ruelle, reclore l’huis, lui aussi, à double tour, le cœur me battant comme fol, et la tripe immensément réjouie de la béance de Saint-Paul quand, au lendemain, il trouverait les oiseaux envolés, et la cage aussi close que devant, tout exit, par le fait, étant tout à trac impossible, et par le viret verrouillé, et par les fenêtres donnant dans la cour remparée d’Espagnols et par l’escalier d’honneur où ils étaient aussi nombreux que les marches.
Mon père, qui était orfèvre en la matière, assurait que la première qualité d’un homme de guerre était la sagacité ; la deuxième, la vaillance ; la troisième, la chance. À quoi il ajoutait que lorsqu’on possédait les deux premières, la troisième souvent vous était donnée par surcroît. Je ne saurais ni infirmer ni confirmer ce propos, car, au contraire du baron de Mespech, je n’ai été mêlé qu’à une seule bataille – il est vrai terrible : celle d’Ivry – et point en chef, mais en soldat. Cependant, il est constant qu’en mes missions j’ai encontré, pour peu que je fusse bien avisé, des hasards heureux, et à Reims tout particulièrement. Car, à parler sans voile ni feintise, notre prédicament dans une ville infestée de ligueux et d’Espagnols, s’avérait encore fort précaire et même si nous avions réussi à saillir de notre geôle dorée, nous n’étions pas pour autant sortis de l’héberge, ce que me dit Pissebœuf à l’oreille en oc, et me répéta à l’autre oreille Quéribus, quand nous nous arrêtâmes pour conciliabuler à l’ombre d’une porte cochère.
— Hé bien ! chuchota d’un air fort picanier mon beau muguet de cour, vous êtes content ! Nous voici hors ! et où allons-nous de là ?
— Mais, dis-je, cela va sans dire : au logis du duc de Guise.
— Et où s’encontre ledit logis ?
— Selon Louison, du côté de l’église cathédrale.
— Voilà, groigna Quéribus, qui est précis autant que l’aune d’un tailleur juif.
— Moussu, dit Pissebœuf, je me permets de m’apenser qu’il faudrait plutôt retracer nos pas jusqu’à la Porte de ville par où nous sommes entrés, afin que de retrouver langue avec le lieutenant Rousselet, lequel nous pourrait conduire où nous allons.
— Lequel, dis-je, avait promis d’avertir Guise de notre présence céans et, d’évidence, ne l’a pas fait. Adonc, il ne l’a lui-même pas pu. Adonc, on l’en a empêché, se peut en le jetant lui-même en geôle. Adonc, j’opine qu’il ne faut pas aller fourrer le nez à ladite porte, mais tirer vers l’église cathédrale, se mettre sous le porche et attendre de voir passer quelque valet ou laquais aux couleurs des Guise, lequel nous désignera de soi le logis de son maître ; soit qu’il s’en aille, soit qu’il y rentre.
— Voilà qui est chié chanté, dit Pissebœuf.
— En ma conscience, ces brouilleries me tuent ! grommela Quéribus, plus rebéqué et mal’engroin que jamais, ayant peu de goût, comme j’ai dit déjà, aux peu glorieux hasards des missions secrètes. Et à dire le vrai, si affectionné que je fusse à lui, son déportement rebelute, en ces minutes, m’aggravait fort, autant que me poignait le regret de mon Miroul, toujours si dru et si gaillard dans les dents de l’adversité, et plus riche de ressources que femme grosse, de bedondaine.
— Et à qui, reprit Quéribus d’un air maussade, osera-t-on sans se découvrir quérir le chemin de l’église cathédrale ?
— Mais à moi, Monsieur le Marquis, dit Pissebœuf. Ayez fiance en mon nez : avant que de tourner huguenot, je fus clerc, et je vous sens et hume le fumet d’une église à une lieue d’où je suis.
Le gasconnant Pissebœuf n’eut pas à humer bien loin pour trouver la cathédrale, celle-ci étant quasiment sous son nez, comme nous nous en aperçûmes en tournant le coin de la rue, le logis de Saint-Paul étant accolé à son cloître. Nous n’eûmes donc que quelques pas à faire pour gagner le portail où, toutefois, notre soudaine advenue fit gronder comme dogues à l’attache une demi-douzaine d’hommes de basse et sanguinaire mine qui s’apensaient être là chez eux.
— Compagnons, dis-je, qu’est cela ? Le porche est-il à vous ? Avez-vous loué la protection des anges et des saints dont je vois ici les statues ? L’ange Gabriel ne sourit-il que pour vous ? Reçûtes-vous quitus de la Benoîte Vierge et d’Élisabeth de rester céans ? Cornedebœuf ! Faut-il en découdre avec vous pour gagner le gîte d’un quart d’heure ? En ce cas, Dieu vous garde ! poursuivis-je en mettant tout soudain à mes poings mes dagues à l’italienne, nous sommes guêpes et piquons si nous sommes taquinés.
En même temps, Pissebœuf, qui avait l’esprit prompt, se déboucha de son manteau, et mettant les deux mains sur les hanches, révéla les deux pistolets qu’il portait, passés à sa ceinture. Poussevent, quoique plus lentement, l’imita. Et quant à Quéribus et ses deux gentilshommes, ils dégainèrent l’épée, ce qui montra le peu d’expérience qu’ils avaient de ces combats rapprochés où ces messieurs de la truanderie excellent, et qui ne sont que feintes, contrefeintes et traîtrises. Ha ! m’apensai-je, prou me défaut ici mon Miroul, et son prodigieux lancer du cotel !
Ces vaunéants, à nous voir si redressés et la crête si haute, groignèrent de plus belle, étant tout aussi chatouilleux sur le chapitre de l’honneur et de la virilité que nos bons gentilshommes, et je crus qu’il faudrait décidément y aller des griffes avec eux et du bec, et se peut, y laisser des plumes. Mais après qu’on fut un moment à se montrer les dents comme dogues de combat, le chef de ces mauvais garçons, une sorte de grand squelette dépenaillé aux cheveux roux, calma sa meute des deux mains, et dit d’une voix traînante :
— Par saint Rémi, Messieurs, on voit bien que vous n’êtes point d’ici, car vous n’oseriez nous disputer ce porche, qui est à nous et à nous seuls, dès les prières de vesprées finies. Mais ayant ce soir mieux à faire qu’à vous tomber sus, nous vous faisons la grâce de remettre à plus tard notre petit chamaillis.
Ayant dit, suivi de ses coquins (dont pas un, à le voir, ne valait la hart pour le pendre), il nous fit de son chapeau troué un petit salut gaussant, et se retira à pas de chat, à reculons, ajoutant in fine :
— Messieurs, pour le temps qu’elles vous resteront dedans le ventre, je vous souhaite de bonnes et chaudes tripes.
— Et à toi, dit Pissebœuf, deux esteufs entre tes maigres cuisses, tant que nous ne t’aurons pas escouillé.
Après ces échanges gracieux (mais les héros de l’Iliade, tout grands princes qu’ils fussent, n’étaient pas mieux disants), le rouquin et ses hommes se rencoignèrent dans le porche latéral à notre dextre, nous laissant maîtres et seigneurs du portail central. Je laissai mon Pissebœuf au bord le plus proche d’eux, les pistolets en main et amorcés, afin qu’il prévînt de leur part un assaut par surprise, et je me résignai à une longue et inquiète attente, car plus la nuit tombait, et plus les passants devenaient rares, tant est que je commençais à me dire que l’obscurité faite tout à plein, je ne distinguerais même plus les couleurs de la livrée des Guise, si l’une d’elles venait à apparaître.
Cependant, les truands, dont nous n’étions séparés que par la courbure dextre du mur de notre porche, demeuraient en leur coin si parfaitement cois et quiets que la pensée me vint qu’ils se tenaient, tout comme nous, à l’affût, mais de qui et de quoi, je n’aurais su dire. Cependant, à me ramentevoir leurs mines, je conclus qu’ils étaient aux aguets de quelque riche marchand qu’ils voulaient rober. En quoi, tout à trac, j’errais.
Notre attente dura bien une grosse heure et, la nuit aidant, nous commencions à nous ensommeiller, quand apparut sur la place, à notre main senestre, la lumière trémulente d’une torche, puis la torche elle-même, tenue à bout de bras par un laquais aux couleurs de Guise, lequel, tout courant, éclairait un gentilhomme qui cheminait derrière lui, d’un pas très vif et précipiteux, l’épée nue, suivi de deux soldats, eux-mêmes dégainés. Ce qui me convainquit que les rues de Reims, le soleil couché, n’étaient guère plus sûres que celles de Paris. Je ne vis pas de prime la face du gentilhomme pour ce que la petite brume blanche qui stagnait à cet endroit de la place me la dérobait mais quand il en saillit et dans sa marche rapide se rapprocha de nous, je l’aperçus fort bien et, béant, je reconnus Péricard, non que ce fût très étonnant de le voir là, car ayant fidèlement servi Henri de Guise, il n’était pas pour surprendre qu’il fût devenu le secrétaire de son fils, mais parce que la dernière fois que je l’aperçus, ce fut à Blois, le jour où son maître fut assassiné.
Au même instant que je le reconnus, et fort heureux à l’idée qu’il saurait mieux que quiconque, nous connaissant, nous mener au prince de Joinville, Quéribus, fort réveillé, me glissa à l’oreille, d’une voix elle aussi fort étonnée :
— Mais c’est Péricard !
Il ne put en dire davantage, car du porche latéral, à notre dextre, jaillirent, courant sus audit Péricard, les truands que j’ai dits, précédés de leur chef roux, brandissant un cotel et huchant à gorge rompue :
— Tue, mordieu, tue !
À ces cris, le laquais jeta sa torche à terre et à toutes jambes s’enfuit : en quoi il fut mal inspiré car un des vaunéants, se détachant des autres, le rattrapa et lui coupa la gorge, tandis que Péricard et les deux soldats, courant eux au mur le plus proche, s’y adossaient et fort vaillamment faisaient face.
— Tudieu ! Allons-nous laisser faire ? cria Quéribus, pour une fois plus prompt que moi, et dégainant, il bondit dans le dos des assaillants, suivi par deux de ses gentilshommes, par moi-même, Poussevent et Pissebœuf à qui je criai :
— Pissebœuf, la torche !
Ordre qu’il comprit à mi-mot, pour ce qu’il dépêcha le truand qui avait occis le laquais et ramassa la torche dont il usa à la fois pour nous éclairer et pour assommer et brûler ceux qu’il trouvait devant lui.
Les truands étaient si échauffés à la curée qu’aucun ne consentit à tourner bride quand nous arrivâmes à rescous, et il s’ensuivit un chamaillis traîtreux d’épées, de dagues et de cotels qui dura bien cinq grosses minutes avant qu’on les réduisît, le grand roux étant navré au bras dextre, désarmé et, sur mon commandement, le gros Poussevent s’asseyant sur son ventre pour l’immobiliser, les autres qui morts, qui mourants, et parmi les nôtres, trois blessés : un gentilhomme de Quéribus, et les deux gentilshommes de Péricard, lequel Péricard, dès qu’il nous eut reconnus, se jeta dans nos bras, et nous fit des serments et merciements à l’infini.
Mais j’y coupai court, lui disant à l’oreille que j’aimerais qu’il nous fît entrer chez le duc de Guise par une porte dérobée, ayant quelque raison de me cacher, même en l’hôtel de Guise où, se peut, des espions s’étaient glissés. Il y consentit, et retournant au grand roux qui me paraissait le moins mal en point de la bande, je commandai à Poussevent et Pissebœuf de le faire entrer avec nous, le voulant panser sur l’heure.
— Cap de Diou ! dit Pissebœuf. Le panser ! Moussu, oubliez-vous qu’il nous a souhaité de bonnes et chaudes tripes, tant qu’elles seraient dedans nos ventres ! Mordiou ! J’ai plus appétit à faire prendre l’air aux siennes qu’à le panser !
— Paix-là, Pissebœuf ! dis-je, c’est moi qui le vais panser, et tout de gob. Et sache que sa vie, de présent, est aussi précieuse que la tienne.
Le truand, qui à ce que j’appris, de prime, s’appelait Malevault, ouït ce dialogue sans battre un cil ni marquer le moindre émeuvement, s’étant sans doute par point d’honneur résolu à garder la face imperscrutable jusqu’au dernier supplice.
Cependant, quand il m’eut vu retiré avec lui dans une petite salle, le seul Pissebœuf étant présent, occupé à nettoyer ses plaies avec de l’esprit-de-vin et le panser dans les règles, il dit d’une voix rauque et basse :
— Monsieur, qu’avez-vous affaire à me curer si bien, me devant envoyer tout botté au gibet ?
— Babillebahou ! dis-je. Qui a parlé de gibet ? Si après le combat, j’encontre à terre une épée, vais-je la briser pour la punir d’avoir servi à mon ennemi, ou en user moi-même si je la trouve bien à ma main ?
— Je crois entendre, dit le Malevault avec un petit brillement dans son œil vert, que vous avez espoir de m’employer à votre usance.
— Oui-da.
— Et comment ?
— En vous posant questions.
— Nous y voilà ! dit Malevault, la lèvre amère. Et mes réponses m’enverront au gibet.
— Nenni. Elles te vaudront la vie. C’est juré sur mon honneur. Que Pissebœuf, ici présent, m’en soit témoin.
— Celui-là, dit Malevault avec un fin sourire, et en inclinant sa tête rouquine sur son épaule décharnée, tout soldat qu’il est, à ouïr son langage, il pourrait être des nôtres.
— Nous avons tous eu nos péchés et jeunesses ! dit Pissebœuf avec un contrefeint soupir. Mais tu peux avoir fiance en ce gentilhomme, compain : un serment de lui vaut cent écus.
— Écus dont il sera question aussi, dis-je, si je te trouve à ma main.
— Voyons donc ces questions, dit Malevault, la paupière à demi baissée sur son œil.
— Savais-tu qui était l’homme que tu avais reçu mission de dépêcher ?
— Nenni, dit Malevault. Mais on me l’avait montré hier matin à messe et on m’avait dit l’endroit où je rencontrerais ce jour à la nuitée.
— Quel est le nom de ce « on » ?
— Je ne sais, dit Malevault.
— Je ne sais, dis-je en envisageant Pissebœuf d’un œil connivent, si cette épée-là va bien se trouver à ma main.
— En revanche, dit Malevault promptement, je vous peux décrire le guillaume.
— Voilà qui est mieux. Je t’ois.
— Il est de taille moyenne, mais carré assez de l’épaule, le nez camus, pas plus de lèvres que moi, et une grosse moustache noire qui retombe sur les coins de sa bouche.
— Cap de Diou ! s’écria Pissebœuf, mais je lui fis signe de mettre ledit bœuf sur sa langue, ayant à la description reconnu, comme lui, Bahuet, le Seize qui avait proditoirement occupé ma maison de Paris, et qui, forcé de s’exiler à l’entrée du roi en sa capitale, avait attenté d’emporter mes meubles avec lui à Reims.
— Malevault, repris-je, sais-tu quand est advenu ce quidam à Reims ?
— Fin mars, de Paris, dont il a l’accent. Et avec une bande de truands que nous avons dû expédier.
— Et pourquoi cela ?
— Nous n’avons pas le même saint patron, dit le Malevault d’un air pieux. Ceux de Paris honorent sainte Geneviève. Et nous de Reims vénérons saint Rémi. En outre, le négoce est rare et nous n’aimons pas d’autres chiens près de nos écuelles.
— Mais le guillaume que tu dis ?
— Il ne nous portait pas ombrage, n’étant pas poisson des mêmes eaux.
— Qu’entends-tu par là ?
— Je l’ai vu dans la suite du baron de La Tour.
— Cap de Diou ! s’écria Pissebœuf, à qui derechef je fis signe de s’accoiser, lui disant à haute voix d’aller quérir Péricard, lequel, si tôt qu’il fut là, je prévins en latin de n’avoir l’air de s’étonner de rien de ce que Malevault, sur mon ordre, allait lui répéter. Toutefois, le pauvre Péricard ne put se retenir de pâlir, en particulier quand le nom de La Tour fut prononcé, je dirai plus loin pourquoi.
Ce Péricard, qui, ayant si fidèlement servi le père, servait maintenant le fils, était un homme grand, bien fait, fort beau de face, quoique le poil grison, courtois en ses manières, et au surplus, homme de beaucoup d’esprit, d’adresse et de manège, très peu attaché à la Ligue, prou dévoué à la maison des Guise, laquelle, pour sauver du désastre, il eût voulu, comme Mme de Guise, accommoder au roi. Raison pour quoi, j’imagine, M. de Saint-Paul avait ce jour attenté son assassination par le moyen d’une chaîne scélérate dont le premier maillon s’appelait La Tour, le deuxième Bahuet, le troisième, Malevault.
Ledit Malevault, dès que Péricard fut parti instruire le prince de Joinville du qu’est-ce et du comment de la chose, et demander pour moi un entretien au bec à bec, me dit de sa voix rauque et basse, et souriant d’un seul côté de la bouche :
— Se pourrait bien que j’aie mis le pied dans tout un nid de frelons. Mais que suis-je, moi, Monsieur mon maître ? Une épée. Laquelle a fait de son mieux pour se mettre à votre main. Adonc suis-je libre ?
— Espère un peu. Le gautier qui t’a commandé d’expédier ce gentilhomme t’a-t-il tout de gob payé ?
— Que nenni. La moitié à la commande. La moitié après l’exécution.
— Tu perds donc cette moitié-là.
— Oui-da. Cinquante écus.
— C’est grosse perte.
— Sans compter la navrure de mon bras dextre, dit Malevault avec un mince sourire, mais par bonne chance je suis gaucher.
— Quand vois-tu le gautier ?
— Ce matin à six heures en l’église Saint-Rémi.
— Se peut, dis-je, qu’il ne vienne pas seul.
— Se peut que moi non plus, dit Malevault, sa lourde paupière voilant à demi son œil.
— Se peut que son pistolet soit plus prompt que ton cotel.
— Se peut, dit Malevault sans battre un cil.
— Je n’aimerais pas cela, dis-je. Je plains les dépenses que fait le baron de La Tour pour les hommes de sa suite. Ce gautier que tu dis doit lui coûter fort cher.
— Il lui en coûtera moins si vous m’y encouragez, dit Malevault avec un petit brillement de l’œil.
— À quelle aune ?
— Cinquante écus.
— Vingt-cinq : si ton cotel siffle dans l’air avant sa balle, ses armes te feront une belle picorée.
— C’est bien pensé.
— Tope donc !
Incontinent, je jetai mon escarcelle à Pissebœuf qui compta à Malevault vingt-cinq écus. Après quoi, j’allai ouvrir moi-même au truand la porte dérobée pour qu’il saillît hors.
— Eh bien, Pissebœuf, dis-je quand je revins. Le fera-t-il ?
— Assurément. Ces mauvais garçons ont leur point d’honneur. Et Moussu, n’est-ce pas calamiteuse coïncidence que nous retrouvions céans ce Bahuet ?
— Mais point du tout. Où pouvait-il aller, quittant Paris ? Chez Mayenne ? Mais Mayenne déteste les Seize et en a pendu quatre ou cinq pour l’exécution du président Brisson. Nenni, Nenni ! Bahuet ne se pouvait réfugier que chez le plus espagnol des archiligueux. Asinus asinum fricat[8].
— Paix à son âme, dit Pissebœuf, puisqu’elle est pour perdre son corps. Toutefois Moussu, je m’étonne que vous, Marquis de Siorac, qui êtes plus humain, bénin et chrétien que pas un fils de bonne mère en France, vous commandiez son assassination !
— Hélas, Pissebœuf, dis-je, encore que ma conscience là-dessus me poigne prou, je vois bien qu’il faut en passer par là.
Et à vous, belle lectrice, qui lisez les présents mémoires je voudrais vous dire le pourquoi de ma décision, afin que vous ne perdiez pas la bonne opinion que je voudrais que vous ayez de moi. Comme vous savez, je n’appète pas au sang, et encore que ce Bahuet soit un franc scélérat, je n’eusse pas levé le petit doigt pour l’envoyer à la mort sans des considérations qui tenaient à l’intérêt de l’État. Plaise à vous, belle lectrice, de m’excuser de me répéter, mais Paris prise, le royaume n’était pas revenu de soi à Henri Quatrième. Faillaient, entre autres, des pièces maîtresses : les provinces du Nord et de l’Est, lesquelles la prétendue Sainte Ligue occupait et par elle pouvait appeler en France à volonté l’Espagnol des Flandres. Laon et Reims se trouvaient donc être les boulevards qui pouvaient mener l’étranger derechef devant Paris. Raison pour quoi le roi assiégeait Laon, et se voulait accommoder au duc de Guise en Reims : gros morceau où se cachait un os peu mâchellable : Saint-Paul, lequel nous eût, Quéribus et moi, tout dret occis, s’il avait été sûr que nous fussions envoyés par le roi pour engager cette négociation. Mais nourrissant là-dessus malgré tout quelque doutance, et si arrogant qu’il fût, hésitant à tuer un cousin du duc de Guise, il avait imaginé de faire dépêcher Péricard, lequel, de tous les serviteurs du prince de Joinville, avait seul assez d’esprit pour mener à bien un accommodement entre Henri Quatrième et la maison de Guise. Ne pouvant frapper en amont il avait frappé en aval, dans l’espoir d’intimider le duc. Il était donc de la plus grande conséquence de le contr’intimider en expédiant Bahuet, et puisqu’il avait engagé le fer, de lui en donner tout de gob quelques pouces, en faisant occire l’avant-dernier maillon de sa chaîne scélérate par le dernier.
Ayant dit à Péricard que je voulais parler au duc bec à bec, il parut surpris de me voir prendre avec moi Pissebœuf quand il me vint chercher pour cet entretien, mais sans en montrer le moindrement d’humeur, ni question poser. Il m’amena au premier étage du logis dans une chambre richement ornée où je trouvai le jeune prince en ses chausses et chemise, l’air furieux et l’épée à la main, en train de larder de coups une sorte de mannequin, lequel était attaché par les pieds au parquet et par le cou au plafond par une cordelette.
Cette exercitation me parut si étrange et si peu profitable à l’art de l’escrime – le mannequin qui laissait échapper du crin par ses navrures, ne pouvant ni branler, ni parer les coups, ni riposter – que je m’arrêtai, béant, sur le seuil de la pièce et considérai longuement le duc, lequel était si encharné à sa folle besogne qu’il ne m’aperçut pas.
Il n’avait pas, à dire le vrai, grande allure, n’ayant hérité de son père ni la haute taille, ni la beauté, ni la féline grâce, étant petit, estéquit et gauche, la face ni belle ni laide, et encore que sa grand-mère Nemours eût fort exagéré en l’appelant un « morveux sans nez », il faut bien avouer que son nez était fort bref et donnait à sa physionomie un air infantin, auquel concouraient encore l’œil bleu lavande et un certain air de simplicité naïve qu’il tenait de sa mère.
— Qu’est-ce donc que ce mannequin ? dis-je à l’oreille de Péricard qui se tenait à mon côté, n’osant interrompre son maître en ses emportements.
— Je ne sais, mais je gage qu’en son esprit, c’est Saint-Paul, dit Péricard, sotto voce, mais si bas qu’il eût parlé, le nom de Saint-Paul dut frapper l’ouïe du prince de Joinville, car il se retourna, nous vit, et jetant son épée sur sa coite, il s’aquiéta tout soudain, vint à moi, les mains tendues, et avec une amabilité et une simplicité des plus touchantes (lesquelles me ramenturent sa mère) me fit des merciements à l’infini pour avoir volé avec les miens au secours de son secrétaire. Quéribus, ajouta-t-il, était à sa toilette et nous ne le reverrions qu’au souper, tant est qu’il me pouvait de présent consacrer son oreille, ayant su de son cousin que je lui apportai de sa mère, et une lettre missive, et un message oral.
— Pour la lettre, Monseigneur, dis-je, plaise à vous d’être quelque peu patient, pour ce que mon arquebusier, Pissebœuf, l’a dû cacher sur soi, pour échapper à la fouille, et la doit de présent décacher.
Quoi oyant, mon Pissebœuf, après avoir salué le prince jusqu’à terre s’assit sans façon sur une escabelle, se retira du pied la botte dextre, et y enfonça la main, en retira de prime une semelle de liège, ensuite une semelle de feutre, et enfin la lettre missive, laquelle il me tendit ; laquelle je remis à Péricard ; laquelle, s’étant génuflexé, Péricard tendit au prince ; laquelle le prince rendit aussitôt à Péricard en disant :
— Tudieu ! Elle pue ! Lisez-la, Péricard !
Péricard, qui aimait prou les dames, mais n’avait jamais reçu d’elles billet ainsi parfumé, la déplia du bout des doigts et la tenant le plus loin qu’il put de son nez, il lut :
Monsieur mon fils,
Le porteur de cette lettre est un gentilhomme qui m’envitailla pendant le siège de Paris et sans qui, assurément, je serais morte de verte faim. Il vous dira les traverses et les embarras où je suis quant à notre maison, lesquels me font des soucis à mes ongles ronger. De grâce, oyez-le bien. Il a toute ma fiance, et ne vous dira rien que je ne vous eusse dit moi-même si les fatigues d’une chevauchée jusqu’à Reims n’avaient été trop grandes pour mon petit corps. Charles, aimez-moi comme je vous aime, et songez, tant qu’il est temps encore, à redresser la fortune de notre maison. Le ciel vous garde !
Catherine,
Duchesse de Guise.
Le prince eut tout soudain la larme au bord du cil en oyant ces mots, et avec une impétuosité et une condescension qui ne laissèrent pas de me flatter, il tira à moi et me donnant une forte brassée, me dit :
— Ha, Siorac ! Toujours je me ramentevrai les peines et les périls auxquels vous vous êtes mis pour servir ma mère et ma maison, et d’autant que je n’ignore pas que vous êtes fidèle au roi.
— C’est que, Monseigneur, dis-je, entrant dans le vif aussitôt, il n’y a pas contradiction, et bien ainsi l’entend Madame votre mère qui désire que vous fassiez incontinent votre paix avec Sa Majesté. C’est là l’alpha et l’oméga du message que je dois de sa part vous délivrer.
— Mais je ne désire rien davantage ! s’écria le duc en marchant qui-cy qui-là dans la pièce à petits pas rapides, et s’arrêtant tout soudain, il se tourna vers moi et élevant sa main dextre, il s’écria d’une voix forte :
— Toutefois, il y faut des conditions !
— Monseigneur, dis-je en lui faisant un salut, s’il est vrai que je sois céans avec l’aveu de mon maître, toutefois je ne suis point du tout habilité à débattre des conditions d’un accommodement entre Sa Majesté et vous-même.
— Dites-les-lui cependant, Péricard ! dit le duc avec une infantine impatience.
Péricard, qui avait de prime bien mieux entendu que son maître les limites de ma mission, me marqua par un bref regard combien il trouvait le débat hors propos, puis s’inclinant devant le duc, il dit d’une voix neutre et la face imperscrutable :
— Monseigneur le duc de Guise entend être maintenu, comme son père, dans le governorat de la Champagne. Il désire être comme son père avant lui, Grand-Maître de la Maison du roi. Il désire recevoir les bénéfices de son oncle, feu le cardinal de Guise, en particulier ceux afférant à l’archevêché de Reims. Il voudrait, enfin, que le roi paye ses dettes, lesquelles se montent à quatre cent mille écus.
Si l’on excepte la dernière, ces demandes me parurent si excessives, et pour mieux dire, si exorbitantes de raison et de sens commun, que je décidai incontinent de ne pas opinionner sur elles.
— Monseigneur, dis-je avec un salut, je répéterai ces conditions au roi et je ne doute pas que vos envoyés pourront, le moment venu, en discuter avec les siens. De présent, il vous faut parer au plus pressé, et vous remettre sans perdre une heure en votre governorat de Reims que M. de Saint-Paul vous robe sous votre nez.
J’eus tort de parler de nez, car le duc porta aussitôt la main d’un air fort vergogné au sien, lequel, à bien le considérer, était véritablement une ellipse de nez dont il paraissait souffrir prou, tant on l’avait brocardé là-dessus et jusqu’au sein de sa famille.
— Et en mon opinion, Monseigneur, poursuivis-je en toute hâteté, il y faudra des résolutions immédiates, cette nuit même : vous rendre maître de la Porte Ouest, laquelle est gardée par la milice bourgeoise, et faire rentrer dedans les murs notre escorte, laquelle étant forte de quarante hommes, fortifiera d’autant votre suite. Rechercher ensuite le lieutenant Rousselet que M. de Saint-Paul a fait serrer quelque part en geôle pour l’empêcher de vous prévenir de notre présence dedans les murs, et le libérer. Enfin, exiger de M. de Saint-Paul qu’il fasse saillir la garnison espagnole de la Porte-Mars pour la raison que vous ne serez jamais le maître ni de la ville ni de Saint-Paul tant qu’elle sera là.
— Mais je l’ai fait ! s’écria le duc de Guise avec un renouveau de sa fureur. Ce matin même ! Au jeu de paume ! En jouant avec lui ! Le voyant de bonne humeur, m’ayant gagné dix écus, je lui ai dit : « ma taille – je l’appelle “ma taille” pour ce qu’il est de la même hauteur que moi – donne-moi ce plaisir et au peuple ce contentement : fais sortir de Reims la garnison espagnole. – Mon maître, me répondit-il aussitôt avec une incrédible hautaineté, ne me parlez point de cela ! Car il ne s’en fera rien. »
« Eh bref, Siorac, poursuivit le duc, l’œil enflammé, il a osé me rebuter, moi, le duc de Guise ! lui, ce fils de laquais sorti de je ne sais quelles fanges ! Et le jour même, multipliant les écornes à mon endroit, il a attenté de séquestrer un de mes parents et d’occire mon secrétaire.
Là-dessus, au comble de son ire, le duc, avec une émerveillable agilité, et une promptitude de gestes qui me laissa béant, saisit l’épée qu’il avait le moment d’avant jetée sur sa coite et en porta au mannequin un coup terrible qui le transperça de part en part.
— Observe, Péricard, dit le prince en retirant sa lame. Observe, je te prie, quels progrès j’ai faits : De présent je la lui fourre à tous les coups dedans le cœur.
Le prince de Joinville ayant laissé à Péricard et à moi-même le ménagement de notre expédition nocturne, nous convînmes primo, les forces ducales montant à une soixantaine d’hommes, que nous n’en prendrions avec nous qu’une moitié, laissant l’autre au logis, avec mission de s’y remparer et de serrer aussitôt prisonnier quiconque – soldat, laquais ou chambrière – attenterait d’en saillir, pour ce qu’il y aurait alors grande suspicion que celui-là serait un espion qui voudrait courre prévenir Saint-Paul de nos mouvements. Secundo, que les deux gentilshommes de Quéribus, lesquels étaient navrés, mais point grièvement, seraient gardés ès chambres secrètes, sans autre communication que le barbier-chirurgien qui les pansait. Tertio, que Quéribus et moi-même (ceci au grand dol de Quéribus) recevraient des pourpoints de buffle et se mettraient sur le chef des morions, afin que de passer pour de simples officiers du prince. Quarto (et pour les mêmes raisons), que Pissebœuf et Poussevent seraient (à leur inexprimable indignation) vêtus aux couleurs de Guise et confondus avec ses gardes.
Le souper expédié, la lune, qui était pleine et brillante et éclairait une nuit froidureuse qui se ressentait fort peu du printemps, nous conduisit sans torche jusqu’à la Porte Ouest, où nous trouvâmes nos vaillantes milices bourgeoises tout à plein ensommeillées, sans qu’un seul homme fût posté en sentinelle sur ses remparts.
— Vramy ! dit le duc en faisant irruption dans le corps de garde ; si le roi avait attaqué cette nuit par la Porte Ouest, il prenait la ville ! Sergent, poursuivit-il en posant sa dague sur la poitrine dudit (le même qui m’avait déclos la porte piétonne à mon advenue à Reims), dis-moi sur ta vie où s’encontre le lieutenant Rousselet.
— Mais céans, Monseigneur, dit le sergent, les lèvres trémulentes. M. de Saint-Paul le tient serré dans la cellule que voilà depuis hier matin, laquelle est close d’un cadenas dont il a emporté la clef.
— Et qui diantre ! cria le duc, vous a retenu de faire sauter ce misérable cadenas d’un coup de masse pour libérer votre lieutenant ?
— Monseigneur, dit le sergent, un homme n’a qu’un cou pour faire passer son vent et haleine, le boire et le manger.
— Lequel cou, dit Péricard, va te faillir incontinent, si tu ne déclos cette porte.
— Monseigneur, dit le sergent au duc de Guise, m’en donnez-vous l’ordre ?
— Oui-da !
— Sur ma vie ?
— Dois-je te l’ôter pour t’en convaincre ?
— Compères, dit le sergent aux quatre ou cinq hommes des milices qui se trouvaient dans le corps de garde, vous m’êtes témoins que Mgr le duc de Guise m’a donné l’ordre sur ma vie de rompre ce cadenas ? Rabourdin, va quérir une masse !
— Compère, dit Rabourdin, me le commandes-tu sur ma vie ?
— Oui-da !
— C’est bon ! J’y cours dret !
— Que formalistes sont ces gens ! dit le duc.
— Ou terrorisés, dit Péricard, sotto voce. Compagnons, reprit-il en s’adressant aux hommes des milices, qu’a dit M. de Saint-Paul quand il a serré le lieutenant Rousselet en geôle ?
— Des paroles sales et fâcheuses, dit au bout d’un moment l’un des hommes, que nous aurions vergogne à répéter.
— C’est bien pourquoi, dit Péricard, Monsieur le Duc les veut ouïr.
— Monseigneur le Duc nous en donne-t-il l’ordre ?
— Sur ta vie ! dit le duc dont je vis bien qu’en son infantine humeur, il avait envie de rire de ces répétitions.
— Compagnons, vous m’êtes témoins, dit l’homme. Voici donc, Monseigneur, en protestant de mon respect pour vous, et de votre maison, ce qu’a dit le duc du Rethelois.
— Le duc du Rethelois ! dit le prince de Joinville en grinçant des dents.
— Monseigneur, dois-je poursuivre ?
— Oui-da, sur ta vie !
— M. de Saint-Paul, qui advint céans peu après que M. le Baron de La Tour eut emmené les deux gentilshommes qui se disaient parents de Monsieur le Duc, de prime arrêta le lieutenant Rousselet, disant qu’il fallait que ledit Rousselet fût bien traîtreux pour avoir admis dedans les murs des guillaumes qui n’étaient point connus de la Sainte Ligue, fussent-ils vos parents.
— Poursuis ! dit le duc, l’œil étincelant.
— Il dit ensuite qu’il ne souffrirait pas que les manants et habitants de Reims lui dictassent sa conduite : qu’il savait bien qu’ils poussaient tous les jours ce béjaune de duc de Guise – avec votre pardon, Monseigneur – à quérir de lui le retrait de la garnison étrangère, mais qu’il le noulait du tout, et que si le duc insistait, au lieu de deux cents Espagnols, il en fourrerait deux mille dedans nos murs !…
— Tudieu ! dit le duc en se mettant un poing dans la bouche pour s’empêcher d’en dire plus.
— Voici la masse, Monseigneur, dit Rabourdin en survenant, hors de souffle, mais plaise à vous de commander à un de vos hommes de rompre le cadenas. Je me suis compromis assez en allant quérir la masse.
— Poussevent, dis-je à l’oreille de Péricard.
— Poussevent ! dit Péricard à haute voix.
Et encore que Poussevent ne fût pas tant géantin que le maître-menuisier Tronson, la masse parut plume dans ses mains, et d’un seul coup décadenassa l’huis.
Le pauvre Rousselet saillit de sa cellule, l’œil clignant à la lumière, et fort flageolant sur ses courtes gambes, n’ayant rien bu ni glouti depuis la veille à l’aube. Le duc, qui n’avait pas la tripe impiteuse, voyant ce qu’il en était de sa faiblesse, commanda qu’on lui apportât pain, vin et jambon pour le roborer ; festin sur lequel mon Rousselet tomba comme loup sur agnelle, et reprenant vie à vue d’œil et m’oyant déplorer de ne pouvoir franchir ces murs pour prévenir Miroul, me dit que Saint-Paul, le serrant prisonnier, avait négligé de le fouiller et qu’il avait dans ses chausses la clef de la porte piétonne. J’en rugis de contentement et expédiai incontinent Pissebœuf dire à M. de La Surie de laisser les chevaux et les bagues à la garde de cinq de nos hommes, d’armer le reste en guerre et de nous venir rejoindre dedans les murs, en toute célérité et silence. Ce qu’il accomplit heureusement, le duc se trouvant fort conforté de voir ces aguerris soldats venir à rescous des siens.
On dit qu’un bonheur ne vient jamais seul. Il en est de cette superstition comme de toutes autres : il suffit qu’elle se vérifie une fois pour qu’on y croie toujours, ce que je fais à la minute où j’écris ceci, pour ce que cette nuit-là, à peine nos hommes dans nos murs et Miroul à moi revenu, à notre grand et réciproque contentement, surgit un chevaucheur apportant mot au prince de Joinville que son oncle le duc de Mayenne (lequel était, comme on sait, chef de la Sainte Ligue, mais point tant espagnol qu’il l’avait été) le viendrait visiter le lendemain à Reims avec une forte escorte ; qu’il priait son neveu, dès son advenue, de mettre un terme à l’insufférable hautaineté de Saint-Paul. Ce renfort et cet encouragement mirent le duc en telle juvénile ébullition qu’à peu qu’il ne voulût courre à Saint-Paul au milieu de la nuit pour le mettre à demeure de renvoyer la garnison espagnole. Il ne le fit toutefois, Péricard réussissant à lui passer la bride.
Comme il avait été décidé que les trente hommes de Guise demeureraient avec Rousselet pour le protéger, et que les trente miens se rempareraient dans le logis du duc, je laissai le duc prendre les devants avec Péricard et restai quelques instants avec le lieutenant, lequel, tout mangeant et buvant, me fit des merciements à l’infini pour sa délivrance, sachant bien qu’il ne la devait qu’à moi.
J’affectionnais ce petit Rousselet tout rondelet dont l’œil noisette reprenait son éclat et sa joyeuseté, tandis qu’il mâchellait ses viandes. Et comme jetais alors seul à sa table, avec lui trinquant, je lui annonçai bec à bec l’advenue de Mayenne pour que, le disant à ses hommes – lesquels vivaient à ce que j’avais vu, en grande terreur de Saint-Paul – il leur fit reprendre cœur, l’étoile de leur tyranneau pâlissant. Ce que bien il entendit, mais cependant, comme je lui vis faire la lippe au nom de Mayenne, j’entrepris de tâter, à travers lui, le pouls des Rémois, voyant bien que Rousselet était en grande autorité parmi eux.
— Vramy, Monsieur le Marquis, me dit-il à voix basse en jetant un œil aux alentours, vous vous doutez bien de ce que sont apensés les Rémois céans, et qui tient en deux mots : paix et négoce. Nous sommes fatigués de ces curés, qui, plus catholiques que le Primat des Gaules, disent pis que pendre de la conversion du roi, et ne prêchent que sang et massacre. Nous sommes excédés de ces Espagnols et du gautier qui les a chez nous introduits. Pour dire le vrai, nous n’aimons pas davantage les Mayenne et autres Guise dont la turbulence depuis un demi-siècle a causé tous nos maux. Et par-dessus tout, Monsieur le Marquis, nous haïssons cette interminable guerre civile qui nous ruine trestous en nous empêchant de vendre nos laines en Paris. En bref…
Et comme sur ces mots il s’accoisait, je dis en l’interrogeant de l’œil.
— En bref ?
— Paucis verbis[9] reprit Rousselet en approchant sa face de la mienne et me parlant à voix très basse, nous n’appétons qu’à une chose : nous donner au roi ; et qu’il nous avantage des immunités et franchises qu’il a baillées à celles des villes ligueuses qui à lui se rendent.
— Eh bien, dis-je sur le même ton, que ne prenez-vous ladite chose en main ? Et que ne dépêchez-vous quelques-uns des vôtres à la Cour, pour prendre langue avec le roi ?
— Avec le roi ! dit Rousselet en haussant ses rondes épaules et en portant au ciel ses yeux noisette, comment oserions-nous ?
— Mais, dis-je tout uniment, en passant par moi qui vous recommanderai à M. de Rosny, lequel vous oirra à doubles oreilles. Mon ami, poursuivis-je en lui mettant la main sur le bras, je demeure en Paris près du Louvre, rue du Champ Fleuri, et ma porte vous sera déclose au seul bruit de votre nom.
— Je m’en ramentevrai, dit Rousselet, non sans quelque émeuvement.
Après quoi, m’envisageant un instant en silence, son œil tout soudain brilla de gaieté, et sa ronde face fendue d’un sourire, il dit d’un ton gaussant :
— Avouez, Monsieur le Marquis, que le Saint-Paul ne s’est guère trompé en vous serrant en geôle…